Oran, une Ville, une Vie.

Oran, une Ville, une Vie.

ORAN, 5 juillet 1962

pour l'histoire toujours et  encore pour l'histoire

 
Le jour commence à se lever sur Oran.
 
 Il devrait faire très chaud.
 
 Un souffle de sirocco vient de franchir la barrière des hauts plateaux et se laisse glisser vers la mer. Comme le reste du pays, la ville a voté l’indépendance le dimanche 1er juillet.  Celle-ci est effective depuis le 3.

 Les festivités populaires sont pour la journée du 5.
 
 C’est une rumeur insistante qui l’annonce, de rue en rue, de quartier en quartier.
 
Sur les 200 000 Oranais français d’origine européenne, dont 30 000 de religion juive, sont encore là environ 40 000 personnes, hommes, femmes et enfants mêlés.
 
Peut-être moins. Dans des conditions matérielles inimaginables, les autres ont déjà pris le terrible et définitif chemin de l’exil…

 Quarante mille vivants, mais dont deux tiers sont pris au piège du manque de moyens de transport.
 
Et pour cause : le gouvernement gaulliste n’a pas ajouté la moindre rotation — de navire ou d’avion — pour répondre à l’immense et prévisible torrent des départs : les pieds-noirs ne sont pas les bienvenus .
 
Mais l’ont-ils jamais été hors en 1914 -1918 et 1944-1945 ?
 
Les abords de l’aéroport de La Sénia et la zone portuaire sont ainsi devenus des lieux d’entassement, de désordre indescriptible et de désespoir. Le chaos humanitaire s’ajoute au chaos militaire. Paris a choisi de l’ignorer.
 
 
 Restent donc quelques milliers d’Oranais pieds-noirs qui, volontairement, n’ont pas encore quitté leur terre natale.
 
Eux ont choisi d’attendre et voir (« Tout va peut-être rapidement s’améliorer… »), par opportunisme personnel, ou craignant pour leur entreprise, leur commerce ou leurs biens.
 
 Des vieillards isolés aussi, qui n’ont plus la force de partir vers une terre que pour la plupart ils ne connaissent pas.
Ou plus volontairement encore pour quelques centaines d’entre eux.
 
Ces derniers sont logiques avec eux-mêmes et le choix politique qui les a conduits à soutenir plus ou moins activement le FLN. Pour eux, bientôt, le mirage d’une carte d’identité algérienne.
 
Ceux que l’on appellera plus tard les « pieds-verts ». Un pour cent des Français d’Algérie.

 Officiellement, la guerre est stoppée

 5 juillet 1962. Depuis plus de trois mois, et contre toute évidence, la guerre est officiellement terminée.
 
 L’armée française qui a stoppé unilatéralement toute action militaire depuis le 19 mars à midi, ne protège plus la population civile européenne.
 
Encore plus qu’avant, les pieds-noirs sont ainsi livrés depuis ce jour de défaite et de deuil, aux innombrables attentats aveugles du FLN et aux enlèvements qui augmentent en flèche.
 
 Désormais seule, face aux tueurs FLN et l’inflexibilité du parjure, l’OAS fondée à la mi-1961.
 
 Ses commandos ont poursuivi le combat contre l’inéluctable.
 
 A un contre dix. Contre le FLN et les forces françaises devenus désormais alliés contre nature.

Le gigantesque incendie du port pétrolier est le point final de cette guerre dans la guerre.
 
Collines et Autonomes ont quitté Oran pour l’Espagne dès le 26 juin.
 
 L’Organisation armée secrète n’est plus, et avec elle son rêve de conserver l’Algérie à la France.
 
Il ne reste plus un seul de ses quelques centaines de jeunes hommes survivants d’une année d’ultra-violence, et durant laquelle — comme à Alger — ils se sont battus contre le sanglant terrorisme FLN, et l’impitoyable répression d’une armée française dirigée contre un million de civils français désarmés. Français dits « d’Algérie »…
 
 De ces commandos oranais, la moitié d’entre eux est tombée les armes à la main en moins de douze mois.
 
 Et majoritairement face aux balles de l’armée française et la terrible et tortionnaire gendarmerie mobile.

 Impitoyable et aveugle répression dirigée contre ces petits blancs coupables d’avoir cru jusqu’au bout au « Vive l’Algérie française » crié devant 100 000 personnes le 4 juin 1958 à Mostaganem à 90 km à l’est d’Oran, et par le Général de Gaulle lui-même.
 
Le Général-parjure.

Le chaos a tout dévoré.
 
Entre un monde qui vient de mourir et celui qui ne lui a pas encore succédé, vient de s’ouvrir une béance d’apocalypse où le pire et l’impossible deviennent ordinaires.
 
Malgré l’apparence, plus aucune structure officielle ne fonctionne.
 
 Bien à l’abri dans ses cantonnements urbains, l’armée française observe et ne bouge plus.
 
 Pour la seule ville, 16 000 hommes en armes et leurs officiers, réduits sur ordre au déshonneur. Oran-la-Française, Oran-la-Rebelle finit de mourir.

 Sept heures. Le soleil est déjà haut.
 
 Santa-Cruz, son fort et sa basilique vont tenter une dernière fois de veiller sur les survivants.
 
 La nuit n’a pas été calme malgré les rues désertées.
 
 Pas de fusillades, pas d’explosions, et pourtant peu nombreux sont ceux qui ont pu dormir.
 
 Les bruits les plus contradictoires se font entendre partout. Une tension de plus en plus palpable a précédé le progressif envahissement des avenues et des boulevards par une foule déchaînée.
 
 Même les murs ont peur.
 
Cette tension qui monte, peu à peu se fait tintamarre.
 
Tandis que le centre-ville tarde à s’ouvrir au présent, les faubourgs surpeuplés se répandent dans les rues étroites.
 
Direction le centre. Depuis deux jours le bled a investi Oran pour y célébrer l’indépendance et matérialiser la victoire sur la France.
 La ville entre en ébullition

 La couronne de quartiers périphériques entre progressivement en ébullition.
 
Ebullition de joies et de triomphe politique, modérée d’incertitudes soigneusement provoquées et entretenues par des meneurs du FLN.
 
Comme l’annonce l’une de leurs banderoles : « L’indépendance n’est qu’une étape »…
 Mais pour qui œuvrent-ils ? Pour le clan Ben Bella ou celui du seul Boumediene et son armée des frontières ?
 
Pour l’un des multiples courants d’un gouvernement provisoire de la République algérienne déjà dépassé ? Pour l’un ou l’autre des nombreux clans avides de pouvoir ? Nul ne le sait.
 
Et cela n’a pas d’importance ; le peuple algérien triomphe pour quelques jours encore tandis que chaque faction veut démontrer l’incompétence de l’autre et confisquer à son bénéfice les rênes du pouvoir naissant.

Le Maroc n’est pas loin, et « Radio Trottoir » assure que l’armée des frontières fonce depuis cette nuit dans la direction de cette capitale de l’Ouest algérien…
 
 Capitale dont le contrôle lui ouvrira ensuite la route d’Alger et d’un pouvoir à prendre.

 Huit heures. Une chaleur qui s’annonce étouffante et lourde va s’infiltrer partout.
 
Le soleil déjà écrase la ville. Les faubourgs commencent leur lente descente vers le centre-ville. Médioni, Lamur, Victor-Hugo, Ville-Nouvelle, le Village-Nègre, le sanguinaire quartier des Planteurs, Eckmühl…
 
 Des dizaines de milliers d’Algériens, ivres de joie et de vengeance, déferlent vers le centre.
 
 Dans toutes les bouches, les cris, les slogans révolutionnaires et les chants de mort se mêlent en un charivari de violence et de transe.
 
 Cette marée humaine se retrouve progressivement aux portes des quartiers à dominante européenne.

 Entre neuf heures et dix heures, trois points névralgiques sont investis : par la rue d’Oudjda, la rue de Tlemcen et le boulevard du 2ème Zouaves, dix mille manifestants surexcités convergent vers la place Karguentah.
 
 Le lieu est devenu politiquement symbolique même si les pieds-noirs l’ignorent : la vaste place ovale est dominée par l’étrange bâtiment nommé « Maison du colon
 
 ». En Algérie, jusqu’en 1962, « colon » est le titre de noblesse de celui qui travaille une terre difficile. Après 1962, ce sera autre chose… C’est donc l’équivalent d’une Maison des agriculteurs…
 
 Dans Le Minotaure ou la halte d’Oran, Albert Camus a longuement brocardé ce bâtiment très original et de belle taille, mais à l’architecture inclassable et surprenante.

Son faîte en forme de coupe renversée domine la cohue vociférante.
 
A quelques centaines de mètres, au terme du boulevard de Mascara et du boulevard Joffre, la place d’Armes — vaste espace arboré bordé de bâtiments officiels — est maintenant noyée elle aussi d’une masse humaine maintenant déchaînée, hurlant et gesticulant.
 
De rares meneurs en civil — commissaires politiques — s’y sont infiltrés, et tentent là aussi d’amplifier et diriger cette puissance que plus rien ne pourra bientôt contenir.

Là aussi, deux ou trois dizaines de milliers d’hommes jeunes surtout, excités par les you-you stridents des femmes.
 
 Cette mer humaine se répartit entre la mairie et sa façade de mini-Versailles, le remarquable et gracieux théâtre municipal construit au début du siècle, et enfin le Cercle militaire, mess des officiers où des centaines de soldats français sont retranchés sur ordre. Ils savent qu’ils ne bougeront pas. « Quoi qu’il arrive », comme cela a été décidé à l’Elysée.

 Et puis, dernier lieu symbolique un peu plus bas vers cette avenue du Général-Leclerc qui mène vers le cœur urbain de la place des Victoires, le square Jeanne d’Arc au pied des escaliers de la cathédrale, à la façade de style néo-mauresque.
 
Là aussi enfin, une foule gigantesque occupe tout ce qui peut l’être et entoure la statue équestre de la Pucelle.
 
Celle-ci, toute dorée des sabots jusqu’à l’épée inclinée vers le sol, élève depuis trente et un ans son visage vers le ciel. Encore quelques instants, puis escaladée par les plus agiles, elle va se retrouver porteuse d’un immense drapeau vert et blanc.

 Le triangle de la mort prend forme

 Le triangle de la mort est ainsi tracé et scellé. Le décor est en place. Il ne manque plus que les trois coups d’une prévisible et inévitable tragédie… Trois coups bientôt frappés à la porte du malheur…
 
 Le rideau va se lever sur le plus grand massacre de civils de toute la guerre d’Algérie. Et dont pourtant celle-ci ne fut pas avare.

Aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, de nombreux pieds-noirs marchent sans crainte au milieu de cette foule.
 
 Oran la populaire se maintient fidèle à sa vieille tradition cosmopolite. Depuis toujours, dans l’Oran populaire, on cohabitait, on était voisin, la pauvreté partagée était le meilleur lien…

Les derniers Oranais français observent, certains se réjouissent, d’autres tentent de rejoindre leur lieu de travail par volonté ou habitude.
 
 Avec le temps, ils se sont habitués aux attentats aveugles, aux grenades, aux brusques fusillades, aux bombes du FLN, aux attaques brutales des groupes OAS, aux mitrailleuses 12,7 et aux canons de 37 de l’armée française.
 
 La guerre et la mort n’ont pas réussi à empêcher ce peuple d’âme espagnole à continuer de vivre.

 Et puis, cette guerre qui n’a jamais dit son nom, n’est-elle pas finie depuis plus de trois mois ?
 
 L’armée française l’a placardé partout ; ce doit donc être vrai puisqu’elle l’affirme. Et puis, et puis elle est bien toujours là ; c’est donc bien que tout va rentrer dans l’ordre.
 
L’Oranais n’est pas avare de contradictions…
 Une détonation et la ville s’embrase

 Onze heures.
 
 Ou quelques minutes avant. Place Karguentah.
 
Soudain un coup de feu, parti d’on ne sait où ; suivi de plusieurs autres. Quelqu’un est tombé. La panique. Des cris, des hurlements ; des doigts se tendent selon un automatisme parfait. « La Maison du colon ! C’est là ! C’est là ! L’OAS ! C’est l’OAS ! »

 Presque à la même seconde, devant la cathédrale, même tir, mêmes doigts qui se tendent, eux, vers les balcons des immeubles proches, mêmes cris : « C’est l’OAS ! C’est l’OAS ! » Le massacre peut enfin commencer.

 En quelques secondes, c’est la chasse à l’homme blanc.
 
D’abord vont mourir ces Européens présents parmi la foule. Les couteaux jaillissent des poches, des pistolets, des cordes, des haches, des ongles de femmes, de lourdes et tranchantes pierres toutes bien préparées…
 
 Le double abattoir qui vient simultanément de s’ouvrir va engloutir en quelques minutes les premières dizaines de victimes.
 
L’horreur ne peut se décrire… Place de la cathédrale, place Karguentah, on tue. On tue comme on chante ; on tue comme on respire.

 Malheur au blanc et à tout ce qui s’en rapproche

 Place d’Armes, les manifestants, après de multiples égorgements, font maintenant des prisonniers.
 
Tout ce qui montre allure européenne, vêtements, visages, langage, tout est capturé, dépouillé, roué de coups, blessé.
 
 Malheur au blanc et à tout ce qui s’en rapproche.
 
 Là aussi, des dizaines et des dizaines d’hommes de femmes ou d’enfants touchent à leur dernier jour. La ville n’est plus qu’une clameur multiple de cris de mourants, de pogroms et de haine brutale.

 La contagion est instantanée : en moins d’une heure le massacre pousse ses métastases partout et s’organise selon d’épouvantables modes.
 
 Ici, on tue à la chaîne. Là, c’est à l’unité, à la famille. En quelques lieux, le sang a envahi les caniveaux.
 
Ailleurs, on assassine, on démembre, on violente, on blesse pour faire plus longtemps souffrir ; le parent meurt devant le parent provisoirement épargné.

Douze heures trente.
 
 La place d’Armes est devenue maintenant un lieu de détention et de transit.
 
Tandis qu’à cinquante mètres, à l’abri du Cercle militaire et des arbres qui le dissimulent, les soldats français ne peuvent pas ne pas entendre l’affreux concert de mort qui va durer jusqu’à dix-sept heures.

Plus connu sous le nom de « Boucher d’Oran », le général Katz nommé à cette fonction par un autre général-président, effectuera même à cette heure-là un rapide survol en hélicoptère.
 
 Sans rien repérer de particulier certifiera t-il, sinon quelques attroupements et défilés de manifestants joyeux. « Ne craignez rien, mon Général, aucun imprévu notable dans cette ville où vous avez prononcé l’un de vos meilleurs discours, et qui vous a tant acclamé… »

 « Mort aux Roumis ! », « Mort aux Youdis ! »

 Treize heures.
 
 Place d’Armes toujours. Des camions militaires se présentent et s’alignent.
 
 Dans les premiers, on entasse ceux des prisonniers qui tiennent encore debout.
 
Les autres sont chargés de cadavres. De dizaines et de dizaines de cadavres jetés les uns sur les autres.
 
 Ces camions proviennent des Etablissements du Matériel de l’armée française.
 
Camions que celle-ci a remis depuis le 19 mars au FLN pour la logistique de la force locale chargée d’effectuer la transition et le maintien de l’ordre.

Tous se dirigent vers le sinistre quartier du Petit Lac.
 
Où les vivants sont atrocement massacrés, et tous les corps enfouis dans d’innommables charniers rapidement ouverts à la pelleteuse, ou au fond de ces marigots d’eau salée et putride qui lui ont donné son nom.

Treize heures.
 
 L’horreur couvre maintenant toute la ville.
 
 Partout des chasses à l’homme menées aux cris de « Mort aux Roumis ! », « Mort aux Youdis ! »
 
 Les tueurs sont innombrables. Ici, on égorge une famille.
 
Un peu plus loin, une autre est fusillée contre un mur déjà balafré de sang.
 
 Là, on arrête les voitures ; les occupants blancs meurent ou prennent la direction du Petit Lac tandis que la voiture est volée ou incendiée.
 
 Ailleurs, des groupes déchaînés pénètrent dans les immeubles, éventrent les portes et tuent tout ce qui est pied-noir.
 
Ailleurs encore, un vieil homme est jeté du haut de son balcon. Plus loin une femme court et tente inutilement d’échapper à ses poursuivants.
 Des groupes indistincts d’hommes et de femmes, les mains en l’air, sont conduits à pied vers le commissariat central, ou un autre lieu de détention qui deviendra vite lieu de mort. Peu de coups de feu. Beaucoup de cris d’agonie. Des hurlements, des ordres encore. Des poursuites.

 Des hangars, des gymnases, des dépôts commerciaux deviennent lieux de détention.
 
 Détention très provisoire. Et durant ces heures maudites, les mêmes camions poursuivent leur lent travail de noria et d’effacement des traces.
 
 C’est ainsi qu’au quartier de la Marine proche de la Calère, plus d’une centaine de « suspects » sont regroupés dans un vaste local duquel ils seront libérés, leur a-t-on dit, après vérification de leur identité. Il n’y aura pas un survivant. Tous disparaissent à jamais.

Quinze heures.
 
 Un bref accrochage a lieu sur l’esplanade de la gare, tandis que finit de se consumer à même le sol le corps d’un homme jeune qui a longtemps hurlé.
 
L’accrochage est le fait d’une section de soldats français menée par un jeune officier qui sans le savoir va tenter à lui seul de sauver l’honneur d’une armée déshonorée.
 
Sa section reprend ainsi un petit groupe de prisonniers conduit à pied vers leur destin.
 
De la même façon, plus bas vers le centre, un lieutenant courageux va ravir plus d’une dizaine d’otages européens en passe de disparaître dans les sous-sols du commissariat central.

Une bouteille à la mer

 Quinze heures encore
 
Place de la Bastille. Dans le bâtiment de la Grande Poste, plus précisément dans la partie occupé par le central téléphonique relié à la métropole, se trouvent encore des téléphonistes — dont une majorité de jeunes femmes.
 
Celles-ci ont lancé un appel au secours sur les fréquences internationales.
 
Comme on lance une dernière bouteille à la mer.
 
 Cet appel aurait été capté par un navire anglais qui l’aurait amplifié et transmis vers le Nord-Méditerranée.
 
 Mais cet appel a aussi été capté par les radios de l’armée FLN des frontières.
 
Ses hommes viennent d’encercler le bâtiment et l’investissent. La plupart des occupants sont tués sur place. Les survivants chargés sur leurs véhicules pour disparaître à jamais. Là aussi, nul ne sera jamais retrouvé.

 Même le dieu des chrétiens abandonne les siens ; les églises n’ont su protéger les quelques fuyards éperdus qui espéraient y trouver refuge.
 
La grande synagogue du boulevard Joffre n’a pu faire mieux. « Mort aux Youdis ! »,« Mort aux Roumis ! »

 Ça et là, cependant, de très rares prisonniers échappent au massacre.
 
 Le hasard, autre nom du destin, fait passer un Algérien musulman près d’un groupe de vivants provisoires.
 
Celui-ci y reconnaît un voisin, un ami, un employeur, une femme ; quelqu’un qu’il connaît peut-être depuis l’enfance.
 
 Si l’homme a réussi à convaincre exécuteurs ou garde-chiourmes, un homme est épargné, une femme revit.
 
 Ces retours de l’enfer restent hélas rarissimes.

 Dix sept heures. Ou un peu avant. Les rumeurs internationales commencent à se faire trop insistantes.
 
Les questions des capitales affluent vers Paris. « Que se passe-t-il à Oran ? »
 
 Est-ce là la seule cause du changement d’attitude ?
 
 Soudain, de plusieurs casernes simultanément, surgissent des patrouilles armées et quelques blindés.
 
Un corps militaire FLN se joint à elles.
 
 Le secret politique ne livrera rien des rapides accrochages, des rares échanges de feu. Le calme est rétabli dans l’heure qui suit. Même les bourreaux ont besoin de repos.

Mais si cette réaction reste bien timide, elle suffit pourtant à stopper les massacres et ses tragédies.
 
 L’ALN publie aussitôt un communiqué affirmant que l’ordre est rétabli dans Oran, et que les ennemis de la révolution algérienne ne sont pas parvenus à leurs fins.
 
« Des meneurs, disent-ils, ont été arrêtés et seront jugés et punis par les tribunaux de la République algérienne démocratique et populaire. »

 Le couvre-feu est instauré à partir du coucher du soleil à 19h55. Mais pas pour tout le monde.
 
Pendant la nuit, les mêmes camions nettoient la ville de ces derniers cadavres et effacent les traces et les preuves du carnage.
 
 La gendarmerie mobile française prend quelques photos des derniers entassements de cadavres. Ces photos sont introuvables.
Le 6 juillet, rien n’y paraît plus

 Le 6 juillet, la ville est propre. Même si ça et là, quelques tueurs sont encore à l’œuvre.
 
 Les journalistes français présents sortent des bâtiments militaires où la France a assuré leur protection.
 
 Mais il n’y a plus rien à voir, ils peuvent circuler…

 Dans les jours qui suivent, des hélicoptères français ramèneront d’indiscutables clichés, pris au-dessus du Petit Lac, et montrant de multiples et longues fosses parallèles en passe d’être refermées.

L’Algérie nouvelle vient de naître. Son acte de naissance est paraphé des sept cents noms des victimes françaises, sacrifiées sur l’autel du vent de l’Histoire et celui de l’anticolonialisme.

 55 ans après, un bilan reste difficile à établir.
 
Sans doute entre sept cents et mille deux cents morts.
 
 L’administration française, la civile aussi bien que la militaire, a tout fait pour que la vérité ne puisse sortir du puits qu’elle a contribué à fermer avec l’aide active des différents pouvoirs algériens.

 Le pouvoir gaulliste ne peut être coupable.
 
Le pouvoir algérien non plus. L’amitié franco-algérienne est intouchable. Cette perversion du silence fonctionne toujours aujourd’hui, ardemment soutenue par la gauche française.

D’abord, il fut question de 25 morts (Général Katz).
 
 Puis d’une petite centaine, un an plus tard et dans la presse parisienne. Ce nombre a plafonné ensuite à 325, pendant quarante ans, de 1970 à 2010. Sans listes nominatives précises ni recherches réelles. Il a fallu la volonté et l’obstination d’un chercheur historien pour pouvoir rompre « à titre exceptionnel » le secret des archives officielles françaises, et découvrir dans l’épouvante et l’horreur, la réalité de la tragédie du 5 juillet 1962 à Oran.

 Raison d’Etat…

 un millier de morts au minimum
 
 A 95%, les corps n’ont jamais été retrouvés
 
. C’est à dire qu’ils n’ont jamais été recherchés.
 
La France et son allié l’Algérie ne pouvant être soupçonnées d’assassinats collectifs et de complicité. Cela se nomme « raison d’Etat ».
 Aujourd’hui encore et pour le nombre, rien n’est sûr, rien n’est prouvé. Seuls savent les pieds-noirs d’Oran et les vieux Algériens qui se souviennent et en parlent discrètement encore entre eux.
 
 Le sujet est devenu une bombe à retardement politique qui finira inéluctablement par exploser.

 Mais les neufs cents du 5 juillet 1962 ne sont qu’une partie d’un bilan encore plus lourd.
 
 Après la signature des accords dits d’Evian, et ne pouvant poursuivre les assassinats de pieds-noirs avec la même liberté qu’auparavant, le FLN a développé une terrible politique d’enlèvements.
 
Pour briser, chez ce peuple, la volonté de se maintenir. Et lui imposer la seule alternative, celle de « la valise ou du cercueil… »

 De ce funeste mois de mars 1962 jusqu’à mars 1963, il y a eu plus de 2 000 enlèvements effectués sur cette part de la population française.
 
 Des blédards surtout, des petits blancs qui refusaient de perdre cette terre qu’ils aimaient et qui avait été leur patrie.
 
 Parmi eux, quelques centaines ont été libérés vivants, quelques dizaines de corps retrouvés.
 
Les autres, avec ceux du 5 juillet 1962, ont désormais leurs noms gravés sur le Mur des Disparus à Perpignan. Tel qu’il est écrit à l’entrée du monument : « C’est ici leur premier et ultime tombeau »…

 Combien de temps va t-il encore falloir attendre pour que ce jour affreux trouve enfin la page toujours blanche qui l’attend dans les livres d’histoire ?
 
Combien de temps va t-il encore falloir attendre pour que soient sondés les charniers du Petit Lac ?
 
 Combien de temps va t-il encore falloir attendre pour que s’ouvrent toutes les archives, et que la France ait la grandeur de reconnaître sa complicité dans ce crime d’abandon de son propre peuple ?
 
 Et, comme pour ceux d’Oradour-sur-Glane, recevoir en son sein la mémoire de ces Disparus qui n’avaient cessé de croire en elle. Oui, combien de temps encore ?

 Gérard Rosenzweirg


05/07/2017
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