Gardes mobiles complices du FLN
La période où se sont déroulés les faits relatés par ce témoignage, se situe dans les derniers jours du mois de juin 1962, juste après l'incendie des cuves de mazout au port d'Oran.
Ce témoignage corrobore les faits évoqués par JORDI dans son livre "les disparus civils européens de la Guerre d'Algérie Silence d'Etat"
Nous sommes arrivés à Oran par Gambetta. Je conduisais et j'ai pris la direction de La Senia. Tout s'est très bien passé. Nous sommes arrivés à La Senia vers 13 heures 30. J'ai demandé à voir mon épouse à l'entrée de l'aéroport et elle est arrivée avec notre fils vers 14 heures. Nous sommes restés ensemble pendant une heure environ : j'avais appris que son embarquement était prévu dans le courant de la soirée; et c'est ce soir-là qu'ils ont quitté Oran à destination de Marignane où ils sont bien arrivés. Il pouvait être donc 15 heures lorsque Roland Hamel et moi-même avons quitté l'aéroport de La Senia à destination d'Arzew.
Je conduisais la 4 CV. Renault, circulant vers le centre ville, afin de nous rendre à Arzew en passant par Gambetta. Au carrefour nous avons aperçu un half-track et une automitrailleuse, de face et sur la gauche, en quinconce, avec quatre à cinq gardes mobiles en protection au sol et l'un d'eux s'approchant des véhicules pour interpeller les occupants. Le serveur de la mitrailleuse de l'half-track était en position de tir et assez irrité. Cela allait très vite et nous n'avons pas eu le temps de nous interroger !... Il pouvait y avoir un ou deux véhicules devant nous.
A notre tour, le garde mobile s'est approché de moi et je lui ai fait savoir que nous étions tous deux policiers à Saida. Il a alors crié à l'attention du serveur de la mitrailleuse : "II y en a deux là"... Et aussitôt un arabe en tenue militaire est apparu de derrière l'half-track et l'A.M. pour arriver vers nous au pas de gymnastique; comme cela s'était produit pour les véhicules qui nous précédaient. Il s'est installé à l'arrière de la 4 CV. armant la MAT 49 qu'il portait et dont le canon touchait ma tête. Au moment où j'ai démarré, sur l'ordre de notre convoyeur, j'ai entendu le serveur de la mitrailleuse dire :
"deux de moins à dédommager en France"...
Nous étions pris au piège, suivant le ou les véhicules qui nous précédaient et suivis de la même façon par d'autres voitures. C'est pratiquement en cortège que nous sommes arrivés dans un des P.C. du F.L.N. de la ville nouvelle (Village nègre); Roland Hamel se trouvant en position de passager avant. Je me souviens qu'il n'y avait pas de circulation en sens inverse... Ce campement était installé, pour ce dont je me souviens, dans une impasse avec un parking assez large, clos à droite par un mur pouvant constituer l'arrière de garages dont les portes donnaient dans la rue ou l'impasse parallèle; et bordé gauche et au fond par des pavillons. Je pense qu'il s'agissait d'une impasse parce que le pavillon où nous allions être détenus se situait en bout et en travers de la chaussée et du parking sur lequel nous sommes arrivés. Cette impasse ne se situait pas sur l'artère principale.
Sur les indications de notre convoyeur, j'ai tourné une fois à gauche en rentrant dans la ville nouvelle, et une fois à droite à environ deux à trois cents mètres, puis à nouveau à droite pour nous retrouver vraiment dans ce camp retranché...
Sur le rétroviseur intérieur j'avais remarqué que notre convoyeur avait le doigt sur la détente. Il avait environ la trentaine d'années et il paraissait sûr de lui. J'ai commencé à lui parler lentement en arabe, lui faisant remarquer qu'il avait le doigt sur la détente et qu'un "accident regrettable" pouvait toujours arriver en roulant. Je l'ai alors prié de quitter son doigt de la détente, ce qu'il a fait lentement. Puis je lui ai demandé de me confirmer si nous allions vers un P.C. du F.L.N. Il a répondu par l'affirmative. Toujours en arabe et très lentement, je lui ai dit que je voulais avant toute chose parler à un responsable; lui précisant que mon père avait servi dans la même unité que Ahmed Ben Bella, en Italie, et qu'il serait regrettable pour tous qu'il nous arrive quelque chose... Il m'avait alors promis de faire le nécessaire et nous avons eu beaucoup de chance.
Dès notre arrivée, plusieurs individus se sont rués vers notre véhicule comme sur tous les véhicules qui nous précédaient (un ou deux) et qui nous suivaient (beaucoup plus); j'ai encore à l'esprit l'image de l'individu qui arrivait vers moi, débraillé, veste ouverte, un couteau de boucher passé dans la ceinture avec encore du sang frais sur la lame... Et à proximité, sur notre gauche, un groupe d'individus formant un rond au centre duquel un ou plusieurs Français étaient en train de se faire égorger...
Cette situation était générale dans ce campement sur 200 à 250 mètres environ.
Notre convoyeur est sorti rapidement et s'est interposé énergiquement à l'adresse de ceux qui se ruaient vers nous. Ces derniers ont marqué un temps d'arrêt et le convoyeur nous a demandés de descendre, les mains en l'air, de manière à nous faire désarmer. Nous portions tous deux nos armes de service et je l'avais dit à notre convoyeur avant d'arriver. C'est pendant cette opération que j'ai aperçu, quatre à cinq voitures derrière nous, un ami d'Arzew... Il était conduit "manu militari" dans notre direction... Il s'agit de François Perles, propriétaire et exploitant du cinéma "L'Eden" d'Arzew.
A partir de là les choses ont été très vite. On m'a demandé d'avancer vers un pavillon qui se trouvait en face de nous. J'ai exigé que mon collègue reste avec moi. C'est ainsi que nous avons été tous les deux conduits au 1er étage. Alors que nous gravissions l'escalier, j'ai pu apercevoir François Perles qui était dirigé vers le sous-sol de ce même pavillon; pour entendre presque aussitôt trois coups de feu claquer... J'ai compris qu'ils l'avaient tué...
Présenté au responsable qui s'est avéré être un "religieux" faisant autorité (Alem ou recteur de mosquée), je n'ai pas eu de mal à m'entretenir avec lui pour avoir appris le "coran"... Je lui avais proposé de prendre attache avec mon chef de brigade de Saïda, le brigadier Seddiki, que nous tenions depuis peu pour être le responsable du F.L.N.; mais surtout avec le poste de commandement de Ahmed Ben Bella. Il m'a demandé certaines précisions à ce sujet et je lui ai dit ce que je savais, Ahmed Ben Bella et mon père faisaient partie de la même compagnie de tabors. Ben Bella commandait la 3e section et mon père la 4e. Ils avaient fait Monte Casino ensemble... et avaient gardé de bons et loyaux souvenirs de combattants. Enfin, peu de temps avant, mon père m'avait demandé de ne pas hésiter à en user en cas de difficulté. Ce responsable, âgé de 35 à 40 ans environ, à l'époque, était bien mis de sa personne. Sur photo d'époque, je pourrai le reconnaître. Il avait un coran à la main lors de notre entretien. Il nous a laissés à la garde de deux militaires en armes, dans cette pièce quasiment vide, regardant le mur; alors que notre convoyeur était reparti dès notre prise en charge.
Pendant ces deux heures, sans parler ni nous retourner, nous avons entendu les départs et arrivées de véhicules, les cris, les coups de feu qui se répétaient, et toutes ces clameurs nous renseignaient sur la tuerie qui se commettait...
Deux heures après, environ, entre 17 heures et 17 heures 30, le "responsable" est revenu en me précisant qu'il n'avait pas pu avoir Saïda en raison d'une coupure des communications téléphoniques; mais il avait pu obtenir le poste de commandement de Ahmed Ben Bella, et il nous apprenait aussitôt qu'il nous libérait... Dans la mesure où ses renseignements auraient été négatifs, dès son arrivée nous aurions été abattus, sans discussion... Il nous a demandés de le suivre. Nous sommes sortis du pavillon et nous avons pu constater que la même "effervescence" régnait dans le campement. Notre véhicule avait été déplacé et garé plus près du pavillon. J'ai pris le volant, Roland s'est installé à la place passager-avant, et le responsable est monté à l'arrière. Nous avons quitté ces lieux, que je ne puis situer exactement, et c'est sur les indications de ce "responsable" que nous avons abouti "avenue ou boulevard" de Lyon.
Peu avant la mairie, en venant de la ville-nouvelle, le "responsable" m'a demandé de m'arrêter. Il nous a rendu nos armes de service, chargeurs vides, et les cartouches en vrac. Il est descendu du véhicule et nous a souhaités bonne chance... J'ai donc pris la direction d'Arzew. Arrivés devant le boulevard Front-de-mer, nous nous sommes arrêtés pour nous détendre et nous remettre de nos émotions.
C'est là aussi, en contrebas du boulevard, que nous avons vu des hommes tirer à la roquette sur les réservoirs de carburant situés à droite du port... et prendre feu... il s'agit de ceux qui n'avaient pas encore été détruits...
Nous avons repris la route en direction d'Arzew où nous sommes arrivés vers 19 heures, chez mon oncle, François Cano, a qui nous avons relaté les faits. Avec lui, nous sommes allés prévenir une autorité et nous sommes allés aviser le frère de François Perles : Michel. Je ne lui ai rien caché en ce qui concernait François, à savoir que j'avais bien entendu trois coups de feu et que je pensais qu'il avait été tué. Il n'a plus été revu vivant... Le lendemain, Roland et moi-même avons rejoint Saïda... où nous avons signalé les faits au commissariat de police...
Peu de jours après, le 29 juin 1962, dans la matinée, avec seize de mes collègues, pratiquement tous pieds-noirs, j'ai été invité à quitter le territoire algérien en raison de l'évolution politique et par mesure de sécurité...
En clair, il nous avait été dit que nous faisions tous l'objet d'un jugement de condamnation à mort rendu par le tribunal permanent des forces de l'A.L.N. : c'est alors que j'ai compris toute la chance que nous avions eu... le responsable religieux n'avait pas pu obtenir téléphoniquement notre chef de brigade qui est devenu peu de temps après commissaire de police à Saïda... Et il devait avoir connaissance de cette condamnation me concernant...
Dès ma sortie du bureau de l'officier de paix Abed Djillali, j'ai rencontré Hamel Roland qui m'a aussitôt remis les clefs de sa voiture pour quitter Saïda avant midi... Il l'a récupérée à Arzew, chez mon oncle, par la suite...
Par ailleurs, l'administration a obligé chacun de nous à se rendre à la préfecture d'Oran à l'effet de récupérer le certificat de cessation de paiement; faute de quoi, nous avaient-ils dit, nous ne pourrions pas recevoir notre traitement en arrivant en France. Or, le jour où j'ai quitté le port d'Oran, le 4 ou le 5 juillet, sur l'EI-Djézaïr, quinze collègues venant d'un peu tous les environs avaient été tués et pendus aux crochets de bouchers de l'abattoir.
Cette pièce administrative ne comportait pas d'obligation à signature de l'intéressé; et, par conséquent, l'administration aurait très bien pu transmettre ce document, par courrier, au lieu d'affectation connu depuis quelques jours déjà... Il faut y voir là, sinon un moyen certainement une occasion de faire éliminer beaucoup d'entre nous !...
Par conséquent, la date de la fête des pères de juin 1962 et la date du départ réel de "L'EI-Djézaïr" (NDLR : le 5/07) me permettraient d'être formel sur les dates de ces faits. Un plan d'Oran de l'époque, permettrait peut-être de situer le P.C. du F.L.N. où nous avons été conduits; ainsi que l'endroit exact où nous avons été interceptés par les gardes mobiles agissant de concert avec le F.L.N.
Je vous donne donc mandat à l'effet de faire valoir le présent témoignage, dans le cadre de l'information ouverte contre le Général Katz, et contre toute autre personne qu'elle révélerait; voire même par le dépôt de plainte pour tentative d'assassinat à mon encontre puisqu'elle n'a raté son effet que par des circonstances indépendantes de la volonté
des gardes mobiles agissant de concert avec le F.L.N. Je pense que Roland Hamel pourrait aussi me suivre dans cette voie. Je vous laisse donc le soin de mettre en forme le témoignage ou la plainte que vous aurez décidé après vérification des faits.
Je persiste et signe les présents feuillets pour valoir ce que de droit, affirmant qu'il s'agit de l'expression de la vérité, sans haine ni passion, ou autre intéressement de quelque nature que ce soit.
André RASTOLL
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