Robert.
Robert était un beau garçon, grand, teint mat, grands yeux verts presque dorés, une beauté toute méditerranéenne. La légende disait, que lorsqu'il croisait une femme, celle-ci tombait immédiatement amoureuse.
Mais sa plus grande beauté, c'était sa richesse intérieure : gentillesse, bonté, sensibilité, humilité …..
Robert était le copain de mon frère.
Il était aussi un excellent gardien de but. C'est mon frère qui l'avait fait signer au RCO.
Par sa gentillesse et par sa classe, il avait conquis tout le monde au club. Il était devenu le gardien N°1 du club.
Quand mon frère était parti faire son service militaire, il lui avait demandé de s'occuper de moi, de veiller sur moi, c'est comme çà qu'il était devenu mon 2ème grand frère.
Au club, quand je jouais avec l'équipe Junior il se déplaçait toujours pour nous voir jouer, il m'encourageait, me donnait des conseils.
Je me souviens, à la fin d'un match qu'on avait perdu, j'étais assis sur un banc dans les vestiaires et je faisais « la gueule » parce que je n'aimais pas du tout perdre.
Robert s'était accroupi devant moi pour me chanter une chanson à la mode des compagnons de la chanson :
« Je suis un vagabond, un marchand de bonheur, je n'ai que des chansons à mettre dans vos cœurs, venez chacun à votre tour ……. »
Puis il s'était mis au milieu du vestiaire pour continuer à chanter. L'atmosphère pesante de la défaite était tombée.
Parfois, il nous accompagnait aussi dans les « boums ».
Bien sur, les filles n' avaient les yeux que pour lui, elles étaient trop jeunes pour lui, il s 'en amusait.
Comme il s'amusait aussi de me rejoindre dès qu'il me voyait avec une fille. Je lui faisais signe de partir mais au contraire il s'approchait plus près en me disant «désolé, ton frère m'a demandé de veiller sur toi».
Il prenait un tel plaisir de tout cela, comme lorsqu'il demandait à Ouafi « ris qu'on te voit les dents » Ouafi il a bien longtemps qu'il avait perdu ses dents tellement il avait mangé des bonbons.
On était le 21 mai 1962. Ce jour là, j'avais passé l'après-midi avec Pierrot et sa copine à la plage de Cap Falcon.
Au retour, la voiture roulait vite. Pierrot nous dit d'un seul coup : « jamais je ne pourrai quitter ce pays » comment on penserait autrement que lui ? Si vous avez connu le parfum du vent, la couleur du ciel et de la mer, le bruit des cigales et le coucher de soleil sur le MUDJARJO, comment vous pouvez la quitter ou l'oublier une seule minute jusqu'à votre mort l'Algérie ?
Quant on est rentré en ville , on ne voyait pas grand monde dans les rues, on s'était dit « il a du avoir du grabuge ».
Arrivés chez Franco pour boire une BAO fraise, celui-ci avait la tête baissé , il essuyait des verres, ses mouvements étaient lents. Il avait mis un long moment avant de lever la tête vers nous. Ses yeux étaient rouges et presque sans voix, il nous dit : « Ils ont tué Robert »
Je me suis senti tout à coup très fatigué ; « Oh non , pas lui, pas Robert, quand même pas lui, pas Robert, pas lui ! »Et déjà, j'étais devenu un autre homme. J'ai pensé aussitôt à mon frère, Robert son ami…… son pote. La guerre avait fini par nous rattraper, cette saloperie de guerre qui allait finir de broyer tout un peuple. A quoi ça peut servir de raconter comment il était mort ? A quoi ça peut servir de raconter comment il avait été assassiné par une balle de 12 /7 dans le dos. Il était mort comme un brave au combat, pour nos idées , pour notre pays. A 26 ans, c'est vraiment trop bête de mourir. Grâce au ciel, il y a des morts qui ne ressemblent pas aux autres. Elles n'apaisent pas bien sûr, mais elles exaltent et elles entretiennent. Peu importe, le mobile de ceux qui avaient tiré sur Robert. Ils auront eu un sommeil de cauchemars. A leur fureur ou leur panique, aux deux peut-être, il leur avait opposé sa longue silhouette nonchalante, son sourire, sa bonté infinie. Ils avaient fait un marché de dupe.Mort pour rien ? On peut le croire, mais ce n'est peut-être pas vrai, il a été leurs remords. Lui et tous les autres, ceux d'ici et ceux d'ailleurs.C'était grâce à lui, que nous avions trouvé, dans nos larmes, la force de nous accrocher et de nous battre. Le 7 juin 1962, la veille de mon départ d'Oran, j'avais une dernière chose très importante à faire. Je n'étais plus passé où était tombé Robert. je ne pouvais pas partir sans aller me recueillir à l'endroit où en pleine jeunesse on lui avait enlevé la vie. Dans l'après-midi, j'étais allé chez le fleuriste de la rue de Mostaganem pour acheter des fleurs.C'est avec une grande émotion que j'avais déposé les fleurs sur le trottoir, au bas du mur. Sur le mur, une plaque avait été fixée avec ces inscriptions :
ICI EST TOMBE UN SOLDAT DE L'OAS
MORT POUR QUE VIVE L'ALGERIE FRANCAISE
Lors de mon recueillement les mots d'une chanson étaient venus, je les avais sur le bout des lèvres :« je suis un vagabond, un marchand de bonheur je n'ai que des chansons à mettre dans vos cœurs …… » Mais ce jour là, mon cœur était lourd, il n'y avait plus de bonheur, et……le vagabond était mort.