Germain dit "camenbert"
Un attroupement d'où fusent des rires et des applaudissements attire notre attention :
- Regardez c'est Germain
- on y va
- Pos bien sur
Il y a là, des dockers, des transitaires, des jeunes filles, secrétaires ou comptables, des marins qui entourent, deux personnages haut en couleurs.
Germain coiffé de son éternel chapeau, aussi crasseux que sa longue blouse qui a du être blanche un jour, mais bariolée par la crasse et les taches de peinture, ressemble à un arc en ciel sous un ciel d'orage. Une bouteille d'un litre laisse son goulot dépasser de la poche droite.
Le deuxième nous est inconnu, il arbore une fine moustache en forme d'accent circonflexe, avec dans son dos une drôle de guitare bricolée avec un bidon d'huile, un manche à balai et des fils de pêche en guise de corde.
- C'est qui lui ? demande Christian à un transitaire.
- Oh les enfants vous ne connaissez pas François notre célèbre « Va et vient » le plus connu des clochards de la marine ? Et bien profitez en, car c'est pas souvent qu'il traîne par ici.
En fait les deux clochards sont venus dans l'espoir d'obtenir un ou deux litres de vin et les mandataires les font s'opposer dans une joute bon enfant.
Germain se racle la gorge et entonne une Tyrolienne endiablée où les troulalaiitous se succèdent harmonieusement le tout accompagné de gestes suggestifs qui font rigoler l'auditoire. Une salve d'applaudissements salue la performance.
« Va et vient », « Va et vient » scande le public.
« Va et vient » sent qu'il doit faire mieux, il prend sa guitare pittoresque, fait semblant de l'accorder et entonne :
« Ils sont dans les vignes et les moineaux (bis)
ils ont mangé les raisins,
ils ont chié tous les pépins
Si ma chanson vous emmerde merde ( ter)
Histoire de vous emmerder
je vais la recommencer...
Puisqu'il fait si chaud
Mets ton grand chapeau
Nous irons dans les bois
Chéri comme autre fois
et tu t'en dormiras entre mes bras »
Les applaudissements redoublent et l'un des mandataires qui semble être le meneur de cette petite manifestation prend la parole :
- Bon les artistes notre jury a délibéré et pour le chant il vous classe ex æquo.
Mais pour gagner les cinq litres de vin il va falloir que chacun nous montre ses talents de peintre ou de sculpteur
- T'exagères Pépico cinq litres seulement ! J'ai porté une bombonne de dix litres et il va tourner le vin s'il y a trop d'air au-dessus, bon c'est bien parce que c'est vous, je vais vous faire un tableau de « Va et vient »
A quatre pattes par terre sur le goudron du quai, notre Germain national entreprend avec des craies de couleurs une grande fresque où Va et vient, plus vrai que nature, est reproduit à un vitesse étourdissante, avec la paume de sa main et ses doigts il estompe, souligne un trait, donne des ombres. Le dessin prend forme et la ressemblance est saisissante.
L'attroupement salue le bel ouvrage par des vivas, Camenbert salue son public en écartant sa blouse comme pour une révérence et tout le monde éclate de rire en tapant des mains
- A toi Va et vient, qu'est-ce que tu nous proposes ?
- Il me faut de la mie de pain et un peu d'eau.
Une grosse miche et un seau d'eau sont apportés, Va et vient échauffe ses doigts en faisant des grimaces qui font pouffer de rire l'auditoire.
Il extrait de la poche droite du pantalon, une navaja qu'il déplie d'un geste sec et décortique la boule de pain, il en extrait la mie, se mouille les doigts et commence à la pétrir pour en faire une pâte solide.
Ses phalanges virevoltent sur la pâte, assemblent, creusent, avec ses ongles il peaufine les détails, un personnage prend forme. Le public est pour une fois silencieux et suit avec attention la dextérité des mains de l'artiste. L'oeuvre prend l'apparence d'un santon de vingt cinq centimètres de haut.
Personnage d'une crèche de la nativité ?.
Il fignole avec son couteau, creuse les traits, enlève le superflu, la statuette se profile de plus en plus précisément, d'une poche de sa veste il fait jaillir un morceau de charbon et donne les touches finales à son personnage.
C'est Germain!! murmure l'attroupement, tout y est la blouse et le litron qui dépasse de la poche, la tête est remarquable et si ressemblante que l'on pourrait croire qu'un sorcier Jivaro à réduit notre Germain national.
Il fait une pirouette en présentant son travail sous les applaudissements et les cris du public.
- C'est quoi cette ficelle qui dépasse de la blouse ?, demande une jolie fille d'une vingtaine d'années.
- Ça c'est le bouquet final, guapa, tirez la ficelle !
La jeune fille s'exécute, la blouse de la statue s'écarte et une énorme pitcha se dresse entre les pans de la blouse, saisie de surprise et de honte la fille lâche la statuette , heureusement Germain la récupère au vol.
Tout le monde est plié en deux et rigole à s'en décrocher la mâchoire.
Germain en est soufflé, il prend François dans ses bras. Ils entament un fougueux tango qui fait crouler de rire tout le monde.
- Bravo messieurs match nul veuillez me suivre pour recevoir votre récompense
- Terminé mes amis, la récrée est finie, le Marie Louise appareille ce soir et il y a pas mal de boulot qui nous attend.
Tout le monde retourne vaquer à ses occupations, et nous tapons un sprint jusqu'au pédrégal où nous plongeons avec délice dans la mer.
Nous sommes entrain de sécher sur les rochers, quand une question de Marcel nous sort de la douce torpeur qui nous avait envahie :
- Mais pourquoi on l'appelle camembert à Germain ?
- Oh Marcel t'es enrhumé ou quoi
- Moi enrhumé ?
- Tu as rien senti, il sortait pas de chez Lorenzi Palenca, le parfumeur, notre Bébert il a du faire un plongeon dans les cuves à Jonca, les camions qui pompent la merde.
- Purée qué pesté, t' as vraiment le nez bouché et c'est pour ça qu'on le nomme camembert parce qu'il pue comme un vieux « Camenbert» trop fait.
- Tu te rappelles Jacky quand on a été au TIVOLI voir les 100000 cavaliers, après le film on a voulu faire une partie de sport-foot au bar le penalty
- C'est vrai, Camembert repeignait la façade, nous étions en pleine partie, Germain est entré dans le bar, en clignant son oeil , celui qu'il s'est brûlé en peignant un mur à la chaux et il a dit à Georges le fils du patron :
- C'est tout ce que tu as à faire avec cette bande de zazous de la niche à poux, fais moi voir ton cahier de devoirs de vacances.
- Ouais et il a corrigé tous les exercices de Georges, nous on en revenait pas.
- Bon les gars, vous avez vu l'heure il faut remonter si on veut pas que les parents nous apprennent à nager avec un martinet.
Germain était aimé et respecté de tous, ce qui le poussait à commettre certaines imprudences à une époque où le terrorisme était partout. Se croyant invulnérable, il n'hésitait pas à aller au village nègre jusqu'au jour où il fût abattu sur un des trottoirs qu'il se plaisait tant à arpenter.
La nouvelle se répandit comme une trainée de poudre dans la ville. Ce fût une grande émotion dans la population très attachée à cet homme, il était un peu de la famille à tous. Sa mort occasionna même des articles à "L'écho d'Oran". Les jeunes de plusieurs quartiers publièrent des encarts dans les avis de décès pour exprimer leur tristesse.
Ce jour là, l'église était trop petite pour accueillir tous ceux qui accompagnèrent Germain dit "Camembert".