L'armée d'Afrique.
Dans ses mémoires, le Maréchal Juin écrivait : « l'effort de mobilisation a été dix fois plus intense chez les Européens que chez les Musulmans ».La population musulmane de toute l'Afrique du Nord était de 18,5 millions de personnes et celle des européens de l'ordre de 1,1 million. Le nombre de soldats engagés dans la guerre et le nombre de victimes ont été sensiblement les mêmes. Le coefficient dix avancé par Alphonse Juin est donc encore au-dessous de la vérité. Pour être en mesure de jeter dans la grande mêlée une armée française capable de tenir son rang à côté de celles de nos puissants alliés, il a fallu, dans la population européenne d'Afrique du Nord, recourir à une ponction à laquelle on ne connaît aucun précédent.Au niveau des simples soldats, on a appelé l'ensemble des Français valides de 18 à 45 ans. Les gradés, eux, ont été mobilisés par convocation individuelle, bien au-delà de la cinquantaine, à un âge variable suivant les besoins et suivant les armes. Au total, l'armée française de 1943-1945 était composée de la manière suivante :
173.000 Tunisiens, Algériens, Marocains et Noirs Africains (AOF et AEF),
168.000 Français d'Afrique du Nord,
20.000 Français de la France continentale, évadés, officiers d'activé, fonctionnaires en mission,
35.000 Français de Corse (à partir de janvier 1944).
La population d'Européens d'Afrique du Nord étant à cette époque de 1.076.000 personnes, l'effectif sous les drapeaux en représentait donc 15,6% , soit une personne sur six ou sept, hommes, femmes, enfants et vieillards comprit. Pour prendre conscience de ce qu'a représenté un tel effort de mobilisation (ou d'engagement volontaire), on peut évaluer ce que donnerait ce même pourcentage, s'il était appliqué aujourd'hui à l'ensemble de la population française : 56,6 millions d'habitants x 15,6/100 = 8,82 millions de soldats.
Jamais , à aucun moment de notre histoire, un tel chiffre n'a été approché. Même aux pires heures de 1917, quand les femmes prenaient en France le relais des hommes dans les usines d'armement, le nombre de soldats sous les drapeaux est resté inférieur à huit millions.Or il comprenait les effectifs des unités coloniales qui débarquaient par cargos entiers dans tous les ports de France. En 1944 et 1945, en Afrique du Nord, pratiquement tous les Européens en état de porter les armes ont été appelés. Rapidement instruits, équipés par les Etats Unis, entraînés suivant les méthodes aussi proches que possible du combat réel, « Ils subissent un entraînement intensif et rapide avec tirs réels à balles traçantes, attaque de blockhaus, simulation aussi proche que possible du vrai combat ». Cet entraînement fait « de nos divisions un outil de guerre qui ne le cédait en rien à ceux de nos alliés ».
Dès que leur entraînement est terminé, ils sont embarqués ou parachutés sur l'autre rive de la Méditerranée afin d'aller libérer leur patrie. Aussi, quand le 8 mai 1945, le jour même de l'armistice, éclatent les émeutes de Sétif, il ne reste pratiquement plus dans la population européenne d'Algérie que des femmes, des enfants, des hommes ayant passé la cinquantaine, quelques invalides, des blessés en convalescence et des jeunes recrues en formation. La gendarmerie, comme toutes les autres amies, a été projetée au-delà du Rhin. On ne peut pas comprendre la panique qui s'est emparée des autorités gouvernementales et militaires françaises, ni la brutalité de la répression qu'elles ont improvisées, si on ne sait pas qu'il n'existait plus à ce moment-là sur le sol de l'Algérie aucune force de l'ordre organisée pouvant être opposée aux émeutiers.
En 1914-1918, les Français d'Algérie avaient perdu une première fois 22.000 morts (ou 25.000, les chiffres varient suivant les sources). Entre 1942 et mai 1945, ils en ont perdu une deuxième fois plus de 20.000. Leur population étant environ cinquante fois moindre que la population française totale, c'est comme si la France, après avoir perdu 1.357.000 morts au cours de la première guerre mondiale, en avait perdu à nouveau pratiquement autant durant la seconde
A défaut d'une reconnaissance plus explicite de la part de la Métropole, rapportons ici celle d'un étranger qui fut le témoin direct de l'aventure. Ridgeway Knight, qui fut par la suite ambassadeur des Etats-Unis à Paris, appartenait à l'époque à l'état-major de Clark. Parfaitement bilingue, il figura parmi les officiers chargés d'assurer la liaison avec les Français. Il avait déclaré « Ce que le Corps Expéditionnaire français a fait en Italie n 'a été surpassé par aucune autre force française dans son histoire ».
Du silence qui a couvert cette guerre est issu un lourd malentendu qui, de 1956 à 1962, va séparer les appelés du contingent et les Européens d'Algérie (et leurs alliés musulmans). Les premiers ignoraient tout des sacrifices des seconds et n'avaient pas le sentiment d'avoir une dette envers eux. En revanche, ceux-ci prirent le refus des premiers de venir se battre à leur tour, les trains dont on tirait le signal d'alarme en rase campagne, les jeunes soldats éparpillés dans la nature et que les gendarmes devaient aller rechercher un à un, la grève des dockers de Marseille refusant d'embarquer du matériel militaire, l'immobilisation de l'armée en gare de Grenoble les 15 et 30 mai 1956 etc. comme autant de signes d'ingratitude.
Sans même évoquer « les porteurs de valises » qui transportaient des bombes destinées à tuer hommes, femmes et enfants aux arrêts d'autobus ou à la sortie des écoles.