Les souffres douleurs.
A cette époque, l'année scolaire était découpée de manière à respecter les fêtes religieuses des diverses communautés. En outre, les températures du pays exigeaient des vacances estivales plus longues. La semaine comprenait cinq jours de classe. Il y avait deux jours de congé, le jeudi et le dimanche. Au cours de l'année, mis à part les quinze jours de Noël et de Pâques, nous bénéficions des fêtes religieuses des diverses confessions. Le mardi-gras pour le carnaval, le grand-pardon des juifs et l'Aïd-el-kébir des musulmans. Quant aux grandes vacances, elles s'étalaient du trente juin au premier octobre. Les élèves des territoires du sud terminaient un mois plus tôt à cause des chaleurs insupportables.
Nous avions la tête remplie de souvenirs, divers suivant les uns ou les autres. Les derniers bains de mer laissaient sur notre peau bronzée des parfums d'algues et de sable mouillé. Il faudra attendre juillet prochain pour se jeter dans les flots de la méditerranée. Finies les roulades dans les dunes de Cap Falcon et les courses effrénées et les matchs de football sur le sable blond et chaud des plages.
Mais avant la rentrée des classes, ils fallaient bien une dernière fois nous défouler avec les copains de la rue. Il faut bien le dire, notre défoulement principal étaient les bonnes crises de rire. L'intérêt principal de ces crises de rire était le sort que l'on réservait à nos « souffres douleurs ».
La famille Korchia était sans conteste notre cible principale.
Il faut dire que nous étions sans pitié dans l'innocence de notre enfance. Personne, ne pouvait échapper à nos manigances et moins nos principaux « souffres douleurs ».
Les « Korchia », brave famille juive, tenaient un petit commerce, sorte de petit bazar où l'on pouvait trouver un peu de tout.
Le père, veuf, se donnait beaucoup de mal. D'abord, parce que sa vue penchait du côté gauche, parce qu' à droite, il portait un œil de verre. Ensuite, ce petit magasin devait faire vivre sa famille tout en assurant les études de son dernier enfant.
Sa fille aînée : « nénica », ne devait pas mesurer plus de 1m20, de grosses lunettes lui mangeait tout le visage. Elle était toujours perchée sur un tabouret derrière un comptoir pour être à la hauteur. Sa démarche ressemblait à celle d'un pingouin avec un balancement de gauche à droite.
Sylvain, l'aîné des garçons, était handicapé. Sa jambe droite formait un angle « presque » droit. Quand il se déplaçait, toujours avec une canne, sa jambe formait un arc de cercle. Il portait, aussi, d'énormes lunettes en écaille. Il était marié.
Sa femme, surnommée « planche à pain », tellement elle était sans forme. Son visage ingrat était chaussé d'énormes lunettes avec des verres gros comme une loupe.
Enfin, André était un intellectuel. C'était la fierté de la famille mais aussi celui que la vie avait plus ou moins épargnée, une apparence normale. Ce qui nous a toujours amusé, c'est que l' hiver comme l' été il portait toujours une gabardine avec un chapeau en feutre, d'où le surnom de Lemmy Caution comme le personnage interprété au cinéma par Eddy Constantine.
Mme Honnard, d'origine métropolitaine et ancienne prof de gym, était veuve. Au décès de son mari, un brillant avocat, elle avait sombré dans l'alcool.
Rossi était un réfugié espagnol, mais aussi un vieux garçon. Il était cordonnier et travaillait dans un minuscule atelier dans ma rue, juste en face de mon immeuble.
Mme Chaplin, également métropolitaine, était une femme âgée qui vivait seule. Cette femme avait un beau visage. Elle portait toujours de belles robes, notamment en été et, était toujours coiffée d'immenses chapeaux de paille. Malheureusement, cette dame n'avait pas supporté le soleil d'Algérie.
Dans la cour, où josé habitait, vivait juste en face de son appartement, Manuel Flores.
C'était un espagnol de Casablanca. Originaire de Séville, il était musicien de son état. Après maints déboires avec la police de Casablanca, car il était homosexuel, il avait parcouru tout le Maghreb, avant de trouver un point d'accueil qui lui convienne. Il avait fini par s'installer à Oran où il avait trouvé du travail à la Brasserie de Paris comme pianiste. Petit et rondelet, il arborait une fine moustache. Ses mouvements maniérés et ses gestes efféminés le rendaient très drôle.
Vincent dit « pépa » était une grosse tapette, un transsexuel. Agé d'un peu plus de vingt ans, il avait une allure de femme ce qui était son principal objectif. Short très court et moulant, avec de longues jambes rasées, il se promenait dans la rue en bougeant du cul. Plus tard, il monta à Paris où il deviendra l'un (e) des premiers (éres) à devenir une femme.
Et puis, il y avait ces personnages qui ont hanté les rues de notre ville du temps de notre enfance. Les gens les regardaient passer car ils étaient quotidiens et qu'il suffisait de se promener dans le centre de la cité ou dans le quartier qu'ils affectionnaient pour les retrouver égaux à eux-mêmes avec leur charge de pittoresque ou de dérision, seuls ou entourés d'une multitude de gamins qui ne se rassasiaient pas de leur originalité.
Nous nous contentions pas de les regarder, parce qu'ils dissonaient dans l'univers ambiant, on les suivait ou on les poursuivait d'invectives et de quolibets. Certains leur lançaient des cailloux. Parfois, nous étions prêt à les aider, voire leur donner à manger.
Le plus populaire d'entre tous : Germain dit « Camembert », clochard sympathique et rigolard qui circulait de quartier en quartier. Cet homme au torse puisant et aux épaules de rugbyman, au regard bleu profond, avait perdu la raison lors de la guerre 39-45. Il déambulait dans les rues avec un seau et des pinceaux, car malgré sa folie, cet homme était un véritable artiste peintre, capable de peindre les enseignes des commerces en lettres gothiques. On se moquait de lui mais il savait se moquer des autres. Son œil clair étincelait et chacun riait de ses boutades qui dénotaient chez lui un esprit vif et une certaine culture. Tel un autre Diogène, il parcourait la ville, adressant aux passants, Européens ou Arabes, ses remarques à la fois cyniques et profondes leur arrachant un rire crispé mais les forçant à réfléchir sur l'absurdité des temps.
Un autre personnage était une figure de la place des victoires pendant la période de mon enfance. Il s'appelait Rémi. Il était d'une belle stature, haut en couleur et ayant manifestement un très net penchant pour l'armée ; en effet, cet homme d'une cinquantaine d'année maigre et portant une fine moustache, était toujours vêtu d'une tenue militaire avec, sur sa tête un képi qui, suivant les saisons changeait de couleur. Il portait fièrement, en guise de décorations aussi bien des capsules de bière ou de limonade que la grande croix du saucisson Mireille. Il ne se séparait jamais d'un drapeau tricolore et essayer de tirer quelques airs martiaux de son harmonica. Cet homme, qui aidait à faire traverser les rues aux enfants des écoles, se fondait dans le paysage quotidien.
Un autre personnage folklorique : « Santa-Cruz » ou « Quatre chevaux ». Cette majestueuse et monumentale mauresque au regard malicieux en même temps qu'agressif fréquentait le centre de la ville, les places et les boulevards ; elle exerçait le plus vieux métier du monde. Assise souvent sur un banc public, elle trônait là avec fierté et dérision.