Quai de l'horloge.
Le pêcheur du quai de l'horloge, était toujours là, mais à chaque coup de sirène de bateau son corps frémissait, ses yeux s'embrumaient, son regard sautait la grande jetée, comme s'il voulait rejoindre son âme, restée là-bas au pays.Même si nous ne comprenions pas toujours ce qu'il nous disait car il parlait espagnol, le grand-père allait devenir notre professeur de pêche et à condition de nous taire, il nous laissait l'observer.
Très vite la pêche au port n'avait plus de secret pour nous, la quantité et la composition de l'amorçage, l'appât en fonction des poissons à prendre, le type d'hameçon, la longueur du bas de ligne, le nombre de petits plombs pour lester, nous enregistrions tout.
Bien sur que toute la bande ne suivait pas les cours de pêche, une bonne partie faisait d'autres découvertes et commençait à imaginer, de nouveaux jeux avec les installations portuaires.
A l'angle des quais de Marseille et Beaupuy un gros tuyau déversait dans le port des résidus qui attiraient les poissons.
Du fond de son vieux sac, il avait extrait une petite masse informe entourée d'un chiffon humide, il en avait soutiré une grosse pincée qu'il transforma en boulette et l'envoya juste devant moi.
Par gestes, il m'invita à lancer ma ligne.
Les petites ondes caractéristiques de l'attaque de l'appât commençaient à apparaître autour de mon bouchon. J'avais une forte envie de ferrer, il fallait que je me fasse drôlement violence pour ne pas donner le coup de poignet.
Ma patience allait être fortement récompensée, le bouchon s'enfonça avec violence dans les eaux du port.
Je ferrai, la canne vibra et tout mon corps trembla
-Marceeeeeeel! Cette fois c'est pas un gabote !
Le sillon s'était plié, et des reflets d'argent annonçaient une belle prise, j'avais remonté précautionneusement la ligne, Christian glissa l'épuisette sous la prise, un magnifique sar, qu'il ramena sur le quai, je sautais, je trépignais de joie, le sar frappa violemment le quai de sa belle queue barrée de noir.
Avec la même amorce, la première tranche de sardine du papi trois magnifiques sars de taille raisonnable, deux cents à deux cent cinquante grammes allaient être pris ensuite.
- allez les artistes il est quatre heures il faut remonter au quartier
- et comment tu sais l'heure qu'il est ? demanda Papa-louis
- purée si au quai de l'horloge tu sais pas l'heure qu'il est, faut aller chez l'enculiste.
- Quand on va chez l'enculiste c'est pas pour les yeux, ….. l'oculiste bourricot !
Et c'est en se racontant des blagues un peu tirées par les cheveux que l'on avait repris le chemin de la rue Bernardin.Il était pas loin de six heures de l'après midi lorsque nous étions de retour et si ma mère m'avait chopé avec la canne à pêche, bonjour la raclée. Sitôt chez nous, Ouafi avait caché la pêche miraculeuse dans la buanderie de sa maison. Et la fête allait durer une bonne partie du mois d'août, le matin casse croûte avec du pain et de la calentica, puis jeux avec platicos, tour de France, Tchintchirimbola, cartelettes, parties de pignols, de billes, capitoulé, bourro flaco, tu l'as.
La rue raisonnait de nos cris, nos rires, nos engueulades, la vie quoi !L'après midi : le port.
Kader le laveur de voitures, dont le meilleur ami était un poissonnier rue de la Bastille, nous approvisionnait en appâts, crevettes, sardines et quand la pêche était bonne nous lui offrions, une dorade, un pagre ou une salpa.
Une fois au port nous partagions les amorces avec le papi, dont les conseils faisaient de nous de vrais pros.
Les quais n'avaient pour nous plus de secret, il n'y a qu'au Pedregal où nous n'étions pas les bienvenus, les pêcheurs du coin nous demandaient d'aller nous faire voir ailleurs, comme s'ils étaient propriétaires des blocs qui formaient l'entrée du port.
Alors de temps en temps François-Lou balançait un stacaso (projectile) sur un des bouchons et quand le pêcheur ferrait comme un fou nous, « on se pissait de rire » et bien sur on se fait traiter de mocosos (morveux) et de toutes sortes de noms d'oiseaux.